Nous sommes le 7 janvier 2015 à 11 h 20.
Les frères Kouachi arrivent dans la rue Nicolas-Appert. Ils pénètrent au n° 6
croyant sans doute être dans les locaux de Charlie
Hebdo. Après avoir menacé les employés et obtenu la bonne adresse, ils
pénètrent au n° 10 et tirent sur les agents de maintenance, tuant
froidement l’un d’eux, Frédéric Boisseau. Cet assassinat tranche avec
l’attitude qu’ils auront par la suite avec ceux qui ne rentrent pas dans la catégorie
qu’ils ont décidé de cibler, signe de tension extrême qui se détendra par la
suite lorsqu’ils auront considéré avoir réussi leur mission. Une fois à
l’intérieur du bâtiment, ils parviennent par la menace à obtenir le code
d’accès au journal et arriver dans la salle de réunion du comité de rédaction.
Entre temps, un des premiers hommes attaqués a
averti la police qui envoie immédiatement sur place une équipe de la Brigade
anti-criminalité (BAC) du 11e arrondissement. Le contact avec
l’homme qui a téléphoné permet de faire remonter le renseignement que l’affaire
est sans doute liée à Charlie Hebdo,
qu’il y a « Trois [erreur du témoin] personnes
à l’intérieur du bâtiment avec des armes lourdes » et il demande du renfort.
Outre un agent qui reste avec le véhicule, le reste de l’équipe (deux hommes et
une femme) se met en position de bouclage sur les trois sorties possibles du
bâtiment. Trois policiers en VTT sont alors en route depuis l’avenue Richard
Lenoir suivis par deux autres en voiture pour parfaire le bouclage en attendant
probablement l’arrivée de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI).
Pendant ce temps, le premier combat a déjà eu lieu
à l’intérieur du bâtiment. Les deux frères ont pénétré dans la salle de réunion
où ils se trouvent face à un seul garde du corps. Malgré les menaces
régulières, l’incendie de novembre 2011, les cyber-attaques et le classement
public (Inspire, revue d’AQPA du
printemps 2013) de Charb parmi les hommes à tuer, la protection de
l’équipe de Charlie Hebdo avait été
progressivement réduite de neuf hommes à un seul (plus une patrouille mobile
régulière qui n’a été d’aucune utilité) en l’espace d’un peu plus de deux ans.
Les soldats agissent toujours au minimum par deux, un seul homme ne pouvant en
réalité compter que sur la chance lorsqu’il est surpris par deux attaquants
équipés de fusils d’assaut. Malheureusement, Franck Brinsolaro n’a pas eu de
chance ce jour-là.
A 11 h 33, les frères Kouachi sortent du
bâtiment, côté rue Nicolas-Appert, calmement et en hurlant victoire (« Nous avons
tué Charlie Hebdo », « Nous avons vengé le Prophète », ce qu’ils répéteront à
plusieurs reprises). Lorsqu’ils ouvrent le feu sur l’équipe qui arrive en VTT,
la policière de la BAC placée à dix mètres dans le coin droit du bâtiment en
face d’eux tire, trois fois seulement, avec son pistolet, les rate et se poste
à nouveau derrière le mur. Elle déclarera : « Je suis entrée dans un
état de paranoïa. J’étais persuadé qu’ils me voyaient ».
Les images ne montrent pas alors les frères
Kouachi comme étant fébriles et encore moins inhibés, mais comme étant « focalisés », c’est-à-dire concentrés
sur une action précise à la fois comme le policier à terre vers lequel ils
courent tous les deux en même temps, sans s’appuyer l’un après l’autre et
utiliser les protections de l’environnement. Ils sont alors en situation de
déconnexion morale. Le pire est déjà arrivé. S’ils sont très conscients
cognitivement de ce qu’ils font, ils n’ont plus aucune conscience ni du danger,
ni surtout de l’horreur de ce qu’ils font. Cette conscience peut venir plus
tard avec les remords, mais ce n’est pas toujours le cas, loin de là. Cette
focalisation cognitive explique pourquoi ils se concentrent sur des détails,
comme plus tard la chaussure tombée, et en oublient d’autres, comme la perte de
la carte d’identité lors du changement de voiture.
Le même phénomène de « focalisation » frappe aussi
certainement les hommes et les femmes qui leur font face. La plupart se
concentrent sur l’origine du danger immédiat, avec souvent une acuité accrue,
mais d’autres peuvent rester sur la mission qu’ils ont reçue même si celle-ci a
changé, un problème technique à résoudre, un objet, etc. Il y a forcément une
déperdition de l’efficacité globale, surtout si les hommes et les femmes sont
dispersés sans quelqu’un pour donner des ordres.
Le comportement dans une bulle de violence obéit
ainsi à sa propre logique qui peut apparaître comme irrationnelle vu de
l’extérieur. Pour le comprendre, il faut partir du stress et de sa gestion.
Stress et préparation au
combat
La manière dont on réagit à un danger dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. Lorsque l’amygdale cérébrale, placée dans le système limbique, décèle un danger, elle provoque immédiatement une alerte vers le cerveau reptilien et ses circuits nerveux rapides. Les ressources du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation immédiate se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités ainsi qu’une atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.
Quelques fractions de seconde après le cerveau
reptilien, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex. Un jugement de la
situation est alors fait, en quelques secondes au maximum, qui influe sur la
mobilisation du corps de combat déjà déclenchée en la contrôlant ou, au
contraire, en l’amplifiant. Or, ce processus de mobilisation devient
contre-productif si son intensité est trop forte. Au-delà d’un premier seuil,
l’habileté manuelle se dégrade et des gestes jusque-là considérés comme simples
peuvent devenir compliqués. Au stade suivant ce sont les sensations qui se
déforment puis ce sont les fonctions cognitives qui sont atteintes et il
devient de plus en plus difficile puis impossible de prendre une décision
cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera. Au stade ultime de
stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la survie, ou plus
exactement la menace principale est alors l’arrêt cardiaque et le corps y fait
face en bloquant l’action de l’amygdale cérébrale. On peut rester ainsi
totalement paralysé face à quelqu’un qui va pourtant visiblement vous tuer. Comme
par ailleurs l’amygdale est reliée à la mémoire, sa paralysie soudaine entraine
souvent aussi celle de la mémoire qui se fige sur la scène du moment. S’il
survit, l’individu est alors condamné à revivre souvent cette scène.
On se retrouve ainsi avec deux processus,
organique et cognitif, qui dépendent largement de l’expérience. La mise en
alerte sera d’autant plus rapide que l’on a des situations similaires et des
indices de danger en mémoire. L’intensité de la mobilisation sera plus forte si
l’on est surpris et s’il s’agit de la, ou des toutes, première(s)
confrontation(s) avec le danger. L’analyse intellectuelle qui suit passe aussi
d’abord par la recherche de situations similaires (heuristique tactique), puis,
si elle n’en trouve pas et si l’intensité du stress le permet, par une
réflexion pure, ce qui est de toute façon plus long.
Or, le résultat d’un combat à l’arme légère à
courte distance se joue souvent en quelques secondes. Le premier qui ouvre le
feu efficacement l’emportant sur l’autre dans 80 % des cas, rarement du
premier coup, mais plutôt par la neutralisation totale ou partielle de
l’adversaire, en fragmentant par exemple ses liens visuels entre des hommes qui
se dispersent et postent. Cette neutralisation permet de prendre ensuite
définitivement le dessus et de chasser, capturer ou tuer l’ennemi. Encore
faut-il être conditionné pour aller au-delà de la simple autodéfense et
chercher sciemment la mort de l’autre (ne faire que du « tir à tuer » notamment).
Dans le reportage de France 2 revenant sur les événements du 7 au 9 janvier,
le responsable de la salle de commandement de la Direction de la sécurité de
proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) déclare : « on avait en
face à faire à des individus surarmés, entraînés ». On a pourtant là des
amateurs qui font face à des professionnels. Il se trouve simplement que pour
ce contexte précis, l’auto-préparation des premiers a été supérieure à celle,
institutionnelle, des seconds.
Les frères Kouachi se préparent à l’attaque depuis
des mois. Ils sont équipés comme un binôme d’infanterie moderne, avec des
équipements en vente libre (gilets tactiques) et de l’armement accessible par
le biais de contacts criminels et grâce à l’ouverture des frontières et celle
des arsenaux de l’ex-Pacte de Varsovie et de l’ex-Yougoslavie. L’ensemble-deux
fusils d’assaut AKS-47 ou AKMS en 7,62 mm, un lance-roquettes M 82, deux
pistolets automatiques et dix grenades fumigènes, des munitions en grande
quantité — a été financé (environ 10 000 euros) de manière autonome
par le biais de crédits à la consommation ou d’achats à crédit, une voiture par
exemple, revendus immédiatement après. L’acquisition de l’armement a été sans
doute la phase la plus délicate, mais pour le reste, grâce à Internet, un peu
de temps libre et un espace discret pour s’entraîner et tirer, n’importe qui
peut acquérir les compétences techniques nécessaires pour maîtriser l’emploi de
cet équipement.
Face aux combattants
auto-formés
La préparation la plus longue des frères Kouachi a
été mentale. Se préparer au combat et plus encore à un massacre suppose une
phase d’acceptation de ce qui n’est pas naturel et, pour le second cas, est
même monstrueux. Les frères Kouachi et Coulibaly étaient déjà habitués par leur
passé à la violence et son usage. Ils ont par ailleurs répété de multiples fois
par les mots et surtout par des images mentales les actions qu’ils allaient
mener, dans ses moindres détails, et sa justification en disqualifiant
moralement les cibles qu’ils ont choisi. C’est ainsi qu’ils sont arrivés sur
les lieux d’attaque en situation d’hyperconscience sous adrénaline, tendus
d’abord puis de plus en plus relâchés dans le déroulement de l’action et de ce
qu’ils considéraient comme des réussites. Ils sont également conscients de la
supériorité de leur armement sur tout ce qu’ils sont susceptibles de
rencontrer, au moins dans un premier temps. Des substances chimiques ou
l’alcool simplement peuvent aider psychologiquement au moment, et surtout juste
avant, l’action, mais souvent au prix d’une réduction des performances.
Les frères Kouachi ont parallèlement préparé leur
mission, sans doute avec une reconnaissance préalable. Il n’y avait pas de
caméras de surveillance dans la rue Nicolas-Appert qui aurait peut-être permis
de déceler ces préparatifs et les patrouilles mobiles organisées toutes les 30
à 40 minutes par la police autour du site n’ont rien donné. Inversement,
cette préparation a pu repérer justement la fréquence de ces patrouilles, de
façon à glisser une attaque de quelques minutes entre elles, et l’absence des
caméras. L’opération sur Charlie Hebdo
comprenait néanmoins plusieurs manques importants, comme le lieu exact de la
réunion du comité de rédaction et le code d’accès, éléments aléatoires
susceptibles de retarder fortement son exécution.
Un fantassin seul a toujours des moments de
vulnérabilité (changement de chargeur, déplacement, fatigue de l’attention,
etc.). Le fait de s’associer en binôme permet de faire en sorte que ces moments
de vulnérabilité de l’un soient protégés par l’autre, sans parler de l’aide
éventuelle en cas de blessure. Ils peuvent aussi se fournir des munitions.
Surtout, ils s’épaulent psychologiquement et cette surveillance morale
contribue aussi à réduire les possibilités de faiblesse ou de réticence. Un
binôme est ainsi bien plus actif et redoutable que deux hommes isolés. La
vulnérabilité de leur structure résidait dans l’absence d’appui, un homme à
l’extérieur pour les protéger d’une intervention ou au moins les avertir, et
surtout d’un conducteur, figure imposée lorsqu’on envisage de s’exfiltrer
(comme dans un braquage par exemple), ce qui était visiblement le cas. Le
binôme a donc agit en laissant la voiture au milieu de la route, portes
ouvertes et en comptant sur la vitesse d’exécution tout en sachant qu’il y
avait plusieurs inconnues dans leur plan.
Ainsi équipés et formés, ils se transforment en
cellule de combat d’infanterie. Le déplacement vers la zone d’action à partir
de 10 h, avec la réunion des deux frères au dernier moment (Saïd venait de
Reims, où il avait échappé à toute surveillance) s’est faite de manière « furtive » dans un mode civil,
armes cachées, en évitant tout contrôle par un respect strict du Code de la
route et avec la possibilité de présenter des documents d’identité. Les tenues
sont « hybrides », c’est-à-dire à la fois
banales et susceptibles de se transformer en tenues de combat, autrement dit
qui n’entravent pas les mouvements et permettent de porter des équipements,
éventuellement dans de grandes poches. L’utilisation de cagoules confirme la
volonté d’exfiltration. Les commandos-suicide n’en portent pas. Pour autant, il
semble qu’ils n’aient pas eu d’argent avec eux (d’où la nécessité de braquer
plus tard une station-service), ni envisagé la possibilité de changer de
voiture (le principal élément de repérage et de suivi) autrement que par un
vol, opération aléatoire.
Face à ce groupe de combat miniature, les
policiers qui arrivent les uns après les autres sont systématiquement en
situation de désavantage. Dans le reportage de France 2, un policier
parlant sous le couvert de l’anonymat déclare : « Il faut savoir que nous,
on ne s’entraîne pas au tir de précision, on s’entraîne au tir de riposte,
c’est-à-dire à 5 ou 6 m. Là, en plus ça bouge, il y a le stress. Le combat
est perdu d’avance ». Un autre : « Après coup,
les policiers se sentent impuissants face à ce genre d’événements. On n’est pas
préparé, on n’est pas équipé. C’est pas le casse-pipe mais presque ».
L’usage des armes n’est pas le point central de
l’action d’un policier ou d’un gendarme. C’est un phénomène très rare qui
apparaît comme un geste ultime, au contraire du soldat dont la formation est
organisée autour de cet acte. Une étude réalisée de 1989 à 1996, montrait que
sur 29 000 policiers parisiens, seuls 218
avaient déjà ouvert le feu autrement qu’à l’entrainement, tirant 435 projectiles,
dans l’immense majorité des cas à moins de 4 mètres. Ces projectiles étant
tirés principalement pour stopper des véhicules, ils n’ont touché que 74 fois
des individus, 45 au total, donc dix mortellement. Durant la même période, 20 policiers
ont été victimes du devoir chaque année (6 depuis le début des années 2000).
Policiers et gendarmes sont bien plus souvent tués que tueurs. Hors unités
d’intervention, ils n’utilisent que très exceptionnellement leur arme et
toujours en autodéfense.
Dans les premiers combats dans le bocage normand
en 1944, on a remarqué que les fantassins américains novices tiraient très peu.
On s’est aperçu au bout de quelques mois que cette inhibition provenait surtout
du fait que le contexte dans lequel ils évoluaient et où ils ne voyaient que
très peu d’ennemis était totalement différent de celui dans lequel ils avaient
été formés. De la même façon, à Sarajevo, en juillet 1993 un soldat français du
bataillon n° 4, sentinelle à l’entrée d’un pont a subi sans riposter ni
même beaucoup bouger plusieurs rafales tirées par deux miliciens à l’autre bout
du pont. Cet homme n’avait jamais ouvert le feu à l’exercice autrement que sur
ordre et toujours face à de belles cibles en carton visibles et immobiles. Il
s’est trouvé d’un seul coup dans une situation en contradiction avec sa
formation et cette dissonance cognitive a accentué le stress déjà important
pour un baptême du feu jusqu’à aboutir à une sidération.
Encore s’agit-il de cas où les combattants savent qu’ils ont un armement équivalent à celui de leur adversaire. Que s’insinue l’idée que celui-ci est inférieur (un pistolet face à un fusil d’assaut) et le stress est encore plus important. Une policière membre de l’équipe intervenant en VTT déclarera « On peut pas répondre à des Kalash. Faut être spécialisé, formé dans une unité d’élite ». La gendarme départementale qui interviendra à l’imprimerie de Dammartin le 9 janvier expliquera de son côté : « On avait un simple pistolet, eux ils avaient des Kalachnikovs. S’ils nous tirent dessus, leurs cartouches passent à travers nos gilets, c’est comme une feuille de papier. Un simple gendarme à l’époque n’était pas préparé à affronter des terroristes ». Mais de manière très significative, son collègue sous-officier plus expérimenté et ayant reçu une formation militaire réagira très différemment, malgré les mêmes équipements, et parviendra même à blesser Chérif Kouachi avec son pistolet. Il n’a tenu qu’à la crainte que son frère se venge sur un otage qu’il ne le tue ensuite.
Un entraînement est un conditionnement. Que celui-ci soit décalé face à une situation et il devient moins efficace que la simulation mentale pratiquée par les truands ou les terroristes, surtout lorsque cet auto-conditionnement est débarrassé de toute considération légale et réglementaire, facteurs qui complexifient en revanche la phase d’analyse « flash » des policiers. On aboutit ainsi à des hésitations, des maladresses (le simple grossissement de la pupille de l’œil sous l’effet du stress, l’augmentation des pulsations cardiaques, la tendance à rentrer les épaules, le souci de tirer vite suffisent déjà à être moins précis, d’un facteur 10 à 100, que sur un champ de tir) et des jugements inadaptés au contexte.
Contrairement aux frères Kouachi pour qui la
situation est claire, tous les policiers autour d’eux sont en dissonance
cognitive. Malgré les précédents de Mohamed Merah en 2012 ou même du périple Abdelhakim Dekhar qui s’était attaqué à des
médias à peine 14 mois plus tôt, ils ne conçoivent pas encore l’attaque terroriste
à l’arme à feu. Ils tordent donc la réalité pour la faire correspondre à une
explication « normale ». La policière de l’équipe en VTT
ne comprend pas qu’il puisse y avoir un braquage, le seul cas qu’elle envisage,
dans une zone tranquille sans banque ni bijouterie et conclut que les témoins
ont sans doute entendu des pétards. L’équipe de la BAC, après avoir soupçonné
une fausse alerte, conclut qu’il y a une prise d’otages et applique la
procédure correspondante. Lorsqu’il voit les deux frères Kouachi sortir avec des
cagoules et des fusils d’assaut à la main, un des membres de la BAC se persuade
contre toute logique qu’il s’agit de « collègues d’une
unité d’élite ». Personne ne songe au
passage à neutraliser le véhicule des frères Kouachi lorsqu’ils sont à l’intérieur
du bâtiment.
Stress organisationnel
Au moment du tir de la policière contre les
Kouachi, son collègue de la BAC placé dans l’Allée verte essaie en vain
d’avertir par radio du danger que courent les agents qui arrivent à vélo. Le
message ne passe pas et les trois hommes tombent nez à nez sur les deux ennemis
qui leur tirent dessus à quelques mètres. Ces tirs sont heureusement maladroits
et les policiers, complètement surpris (« Je me suis dit que j’allais mourir. Je ne comprenais rien ») parviennent à échapper
aux tirs en prenant un chemin immédiatement à droite et en se réfugiant dans un
garage. L’un d’eux est blessé. L’équipe est neutralisée.
Les Kouachi montent dans leur voiture, prennent
l’Allée verte en direction du boulevard Richard Lenoir. Ils aperçoivent une
voiture de police qui arrive en sens inverse. Le policier dans l’Allée verte
essaie à nouveau en vain d’avertir par radio. Leurs camarades dans la voiture
croient voir la BAC et font des appels de phare. Les Kouachi ont donc encore
l’avantage de la surprise lorsqu’ils descendent de la voiture et tirent au
fusil d’assaut à quelques dizaines de mètres. Les policiers réagissent
néanmoins très vite, tirent au pistolet à travers le pare-brise et font marche
arrière jusqu’au boulevard Richard-Lenoir. Ils ne pensent pas à bloquer la
sortie de l’Allée verte.
Si le renseignement opérationnel a été défaillant
dans les jours et les mois qui ont précédé l’attaque, le renseignement
tactique, sur le moment même de l’action n’a pas toujours été bon. L’équipe de
la BAC arrive au moment du massacre sans connaître la nature particulière de la
cible. Son action est orientée dans le sens d’un braquage, confrontation qui se
termine le plus souvent, pour peu que le bouclage soit bien réalisé, par une
négociation et une reddition. Ce sont finalement eux qui apprennent au centre
de commandement, et pas l’inverse, le lien avec Charlie Hebdo et donc le caractère probablement particulier de la
situation tactique. Par la suite, le réseau radio est saturé, phénomène
classique lorsqu’un réseau centralisé doit faire face à un événement
exceptionnel et que la hiérarchie multiplie les demandes souvent simplement
pour soulager son propre stress et répondre aux sollicitations du « haut ». Ce blocage de
l’information contribue au moins par deux fois à ce que les policiers n’aient
pas l’initiative du tir.
Lorsque le véhicule de la police revient sur le
boulevard Richard-Lenoir, le passage est libre pour les frères Kouachi qui
malgré des tirs d’un policier de la BAC depuis l’Allée verte et de ceux qui ont
reculé, prennent le boulevard en tirant également par la fenêtre passager.
Aucun de ces coups de feu ne porte. Les Kouachi croisent d’autres policiers qui
leur tirent dessus, toujours sans effet. Comprenant qu’ils sont à contresens,
ils font demi-tour et reprennent le boulevard dans l’autre sens se retrouvant à
nouveau presque dans l’axe de l’Allée verte. Ils se trouvent face à un nouveau binôme
qui ne sait pas quoi faire. Ahmed Merabet se retrouve seul face aux frères
Kouachi qui descendent de voiture, le blessent puis vont l’achever avant de
reprendre la route. Il est 11 h 37. Ils sont ensuite pris en chasse
par un véhicule de transport de détenus, trop lent pour les suivre. Après
plusieurs accidents, les Kouachi braquent un automobiliste et lui volent sa
voiture. Ils sont calmes et déclarent agir pour Al-Qaïda au Yémen. Ils se
dirigent ensuite vers la porte de Pantin et la police perd leur trace.
Au bilan, la police a engagé entre douze et quinze
agents, selon les sources, contre les deux frères Kouachi sans parvenir à les
neutraliser, ni même les blesser ou les empêcher de fuir, déplorant en revanche
deux morts, un blessé léger et plusieurs traumatisés. Le système de protection
de Charlie Hebdo était insuffisant,
l’action des unités d’intervention, dont les hommes sont évidemment bien
préparés au combat, était trop tardive face à des combattants spontanés dont le
but premier est de massacrer, qui ne veulent pas négocier et ne tiennent pas
particulièrement à leur vie. Face à ces micro-unités de combat, les Mohammed
Merah, Abdelhakim Dekhar, Mehdi Nemmouche, Amédy Coulibaly, Chérif et Saïd
Kouachi ou Ayoub El Khazzani, sans même parler du commando du 13 novembre,
l’organisation classique, nettement différenciée entre l’action de police « normale » et celle d’unités
d’intervention centralisées, semble inopérante pour empêcher les massacres.
Que faire ?
Ces cas sont rares (une attaque d’un ou plusieurs
hommes équipé(s) d’armes à feu tous les six mois depuis trois ans, à laquelle s’ajoutent
des agressions de divers types) mais ils ont un impact considérable, amplifié
par les nouveaux médias. Il s’agit donc d’un point de vue organisationnel, de
faire un choix entre l’habituel et l’exceptionnel.
Dans le premier cas, on peut considérer que ces
attaques n’engagent pas les intérêts vitaux de la France et qu’il n’est donc
pas nécessaire d’investir en profondeur dans l’outil de sécurité intérieure. La
menace disparaîtra avec le temps et il suffit de résister, d’encaisser les
coups qui ne manqueront pas de survenir malgré toutes les précautions prises.
On peut considérer au contraire qu’il faut faire face à cette nouvelle donne
stratégique.
Dans ce dernier cas, il semble nécessaire
d’augmenter la densité de puissance de feu efficace en protection de sites
sensibles et surtout en capacité d’intervention immédiate (moins de quinze
minutes sur n’importe quel point urbain). Il faut peut-être pour cela arrêter
la diminution constante de densité de sécurité (nombre d’agents susceptibles
d’intervenir immédiatement par 1000 habitants), ce qui suppose sans doute
au moins autant une remise à plat de l’organisation qu’une augmentation des
effectifs (250 000 agents au ministère de
l’Intérieur).
On peut engager ponctuellement des militaires mais
il faut comprendre que cela pénalise fortement la capacité d’action extérieure
de la France, d’autant plus que leurs effectifs ont été considérablement
diminués depuis vingt ans (il y a désormais moins de soldats professionnels
qu’avant la fin du service militaire).
On peut aussi imaginer d’utiliser, en complément,
des agents privés armés spécialisés dans la seule protection, comme sur
certains navires pour les protéger des pirates. Cela suppose une évolution
forte de la vision de la société sur ces groupes et de sérieuses garanties de
contrôle et formation. Il faut déterminer enfin si ce modèle est plus
économique que le recrutement de fonctionnaires.
Dans tous les cas, l’augmentation de cette
densité, qui peut aussi avoir par ailleurs des effets indirects de réassurance
sur la population et sur la délinquance, a des limites de recrutement. Elle
peut aussi être tactiquement contournée par l’ennemi en déplaçant les attaques
sur des zones moins densément peuplées et surveillées.
Il ne sert à rien d’avoir plus d’hommes et de
femmes au contact, s’ils sont moins bien équipés et formés que ceux qu’ils
combattent. Il apparaît donc toujours nécessaire dans ce cadre que les agents,
hors unité d’intervention, soient capables de basculer d’une situation normale
à une situation de combat en quelques instants, avec une double dotation
d’armes (arme de poing/arme de combat rapproché). Si la policière qui a tiré
sur les Kouachi à la sortie du 10 Nicolas-Appert avait utilisé un
pistolet-mitrailleur (un vieux HK MP5 par exemple), l’affaire se serait
probablement arrêtée là. La simple capacité de tir en rafales associée à un
entraînement adéquat aurait sans doute suffi à éliminer cette menace sans avoir
à viser, d’autant plus que cette puissance de feu aurait été beaucoup plus
rassurante et donc stimulante qu’un simple pistolet automatique. Avec l’aide
simultanée d’au moins un autre agent de la BAC, les frères Kouachi n’auraient
eu aucune chance. De même que s’il y avait eu deux gardes du corps à la
rédaction de Charlie Hebdo, il est
peu probable, malgré la surprise, qu’ils aient pu être abattus au même moment.
Cette double dotation a cependant des effets négatifs comme la charge
supplémentaire de surveiller l’armement le plus lourd, rarement utile en fait.
Tout cela a un coût, en finances et en temps
d’entraînement, mais cela suppose surtout un changement de regard sur les
agents de sécurité, passant du principe de méfiance à un principe de confiance.
Le premier soldat français tué durant la guerre d’Algérie a été abattu alors
qu’il essayait de sortir ses munitions d’un sac en toile. Les premiers soldats
engagés dans l’opération Vigipirate avaient également leurs munitions dans des
chargeurs thermosoudés. Il est même arrivé que la prévôté retire leurs armes à
des militaires en opération après des combats. Ces humiliations n’ont,
semble-t-il, plus cours, et on s’aperçoit que non seulement les soldats ne font
pas n’importe quoi pour autant mais sont plus efficaces. On peut considérer que
mieux armer les agents de sécurité de l’État et assouplir leurs règles
d’ouverture soit un danger majeur contre les citoyens, il est probable que cela
soit surtout plus dangereux pour leurs ennemis.
Les attaques de combattants spontanés, plus ou
moins dangereuses, de l’agression au couteau jusqu’à l’attaque multiple par un
commando très organisé, existent déjà depuis plusieurs années et elles
perdureront tant que la guerre contre les organisations djihadistes perdurera.
Le cas d’Abdelhakim Dekhar en novembre 2013 montre d’ailleurs que d’autres motivations
peuvent aussi exister.
Il reste donc aux décideurs politiques, et aux
citoyens qui les élisent de faire ces choix. On peut se contenter, après chaque
attaque, de réactions déclaratoires, de symboles et d’adaptations mineures.
Cette stratégie de pure résilience peut avoir ses vertus, mais il faut l’assumer.
On peut aussi décider de vraiment transformer notre système de défense et de
sécurité pour faire face à l’ennemi, à l’intérieur comme à l’extérieur. Cela
suppose des décisions autrement plus fortes qui auront nécessairement un impact
profond sur notre système socio-économique et notre diplomatie.
La France ne sera pas tout à fait la même dans les
deux cas mais le courage ne peut pas rester la vertu des seuls hommes et femmes
qui sont en première ligne.
Principales sources :
Attentats 2015 :
Dans le secret des cellules de crise, France 2, 03/01/2016.
Pierre-Frédérick Bertaux,
« Les effets traumatiques de l’intervention violente », in Penser la violence,
Les Cahiers de la sécurité — INHESJ, 2002.
Sur les aspects
psychologiques : Christophe Jacquemart, Neurocombat, Fusion froide, 2012 et Michel Goya, Sous le feu-La mort comme hypothèse de
travail, Tallandier, 2014.
Pour la réactualisation des déclarations des policiers (procès de septembre 2020)
Paul Konge, « Procès de l’attentat contre “Charlie Hebdo” : l’effroi des jeunes policiers face aux “kalach” des frères Kouachi » Marianne.net 14/09/2020, publié à 18 : 47 et fil Twitter Corinne Audouin, 16/09/2020.